DOUTER
(dou-té) v. n.1° Ne savoir si l'on doit croire ou ne pas croire quelque chose. Je doute qu'il vienne. Je ne doute pas qu'il ne vienne.
Doutez-vous que je sois malade ? S'il y a quelque justice dans le ciel, comme personne n'en doute.... [BALZ., liv. I, lett. 3]
Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris [CORN., Cid, IV, 3]
Et je doute comment vous portez cette mort [ID., Hor. V, 2]
Je doute quel rival s'en fait mieux écouter [ID., Suréna, II, 3]
Il ne faut point douter qu'il fera ce qu'il peut [MOL., l'Étour. II, 8]
Et je ne doute point, quoi qu'il n'en ait rien dit, Que tu ne sois de tout le complice maudit [ID., ib. IV, 7]
A vous dire vrai, je doute fort que vous puissiez réussir [ID., Princ. d'Él. III, 2]
Je ne doute point que la vraie dévotion ne soit la source du repos [LA BRUY., XIV]
Ne doutez point, seigneur, que ce coup ne la frappe, Qu'en reproches bientôt sa douleur ne s'échappe [RAC., Brit. III, 1]
Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours Aux lieux où le Danube y vient finir son cours ? [ID., Mithr. III, 1]
Thésée est mort, madame, et vous seule en doutez [ID., Phèd. II, 1]
Je doute que le ris excessif convienne aux hommes qui sont mortels [LA BRUY., XI]
Je doute que ce fût toi qui serais en reste [J. J. ROUSS., Hél. VI, 5]
Douter si. Je doute si je serai en mesure d'accomplir ma promesse.
Dorante : Et quel est ce portrait ? - Lise : Le faut-il demander, Et doutez-vous si c'est ma maîtresse elle-même ? [CORN., Suite du Ment. II, 6]
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime point [RAC., Andr. IV, 5]
Livrer Psyché aux désirs d'un monstre ? y avait-il de la justice à cela ? aussi les parents de la belle doutèrent longtemps s'ils obéiraient [LA FONT., Psyché, I, p. 30]
Douter qui, quels, ne pas savoir qui.... quels....
Ce sage inébranlable [Caton], avant que de Pompée Il eût vu la vaillance injustement trompée, Doutant à qui l'État devait être soumis, Dans l'un et l'autre chef voyait ses ennemis [BRÉBEUF, Phars. IX]
Ainsi, de tous côtés lorsque souffle l'orage, La mer doute à quels vents doit obéir sa rage [DELILLE, Trois règnes, V]
Douter où, ne pas savoir en quel lieu.
Que les Romains, pressés de l'un à l'autre bout, Doutent où vous serez et vous trouvent partout [RAC., Mithr. III, 1]
2° Douter de quelqu'un, n'avoir pas confiance en lui. Cet homme est suspect ; on doute de lui dans son parti. On doutait de sa probité.
Et l'on doute d'un cœur qui n'a point combattu [CORN., Poly. I, 3]
Je me fais de sa peine une image charmante, Et je l'ai vu douter du cœur de son amante [RAC., Brit. II, 8]
Il doute de sa fille et de ses sentiments [VOLT., Zaïre, II, 4]
Par la fortune Athènes détrônée Maudit Philippe et douta de ses dieux [BÉRANG., Waterl.]
3° Être dans le scepticisme soit à l'égard des dogmes de la révélation, soit à l'égard des propositions de la philosophie. Il n'a jamais douté des mystères de la religion.
Absolument. C'est avoir beaucoup avancé que d'avoir seulement appris à douter.
Non que j'imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter, et affectent d'être toujours irrésolus [DESC., Méth. III, 6]
C'est une partie de bien juger que de douter quand il faut [BOSSUET, Connaiss. I, 16]
Et qu'aux derniers moments les beaux esprits qui doutent Ne sont pas assurés que les dieux les écoutent [BOURSAULT, Ésope à la cour, III, 3]
Leibnitz ne savait pas douter assez [BONNET, Œuvres mêlées, t. XVIII, p. 93, note 7, dans POUGENS.]
4° Hésiter. Il ne douta pas un seul instant. Il doutait de recevoir un tel présent.
Que ferez-vous ? - J'en doute [CORN., Suréna, II, 1]
Pourriez-vous un moment douter de l'accepter ? [RAC., Athal. III, 4]
Et vous doutez encor d'asservir ses fureurs [VOLT., Orphel. V, 1]
Ne douter de rien, trancher les questions qu'on ne connaît pas bien, se jeter sans réflexion dans des entreprises hasardeuses.
Les grands, une fois corrompus, ne doutent de rien [DIDER., Règne de Claude et Néron, I, § 29]
Ne douter de rien signifie aussi se faire illusion, voir tout du beau côté. Il ne doute jamais, il ne suspend jamais son jugement, sa décision.
5° N'être pas sûr de conserver.
Elle s'était trouvée malade jusqu'à faire douter de sa vie [SCARR., Rom. com. ch. XII]
6° Se douter,
v. réfl. Conjecturer, soupçonner. Je ne me doutais pas qu'il vînt. Pouvais-je me douter qu'il dût venir si tôt ? Je me doutais qu'il viendrait. Elle s'est doutée de ce qui se faisait. Je me doute qu'il viendra me voir.
Je me doute à peu près quel est le gouverneur [TRISTAN, Panthée, I, 4]
....Je m'en doutais, seigneur, que ma couronne Vous charmait bien du moins autant que ma personne [CORN., Nicom. I, 2]
Je me doutais bien aussi que les prophéties auraient été entièrement fausses à l'égard de Vardes [SÉV., Lett. 27 mars 1671]
Ne pas se douter, ignorer, ne pas soupçonner.
Moi qui.... Pour mourir, d'aucun mal ne me fusse douté [RÉGNIER, Sat. XII]
Il y voit des choses qui lui sont nouvelles dont il ne se doutait pas [LA BRUY., XI]
REMARQUE
- 1. Douter suivi de que veut toujours le subjonctif : Je doute que cela soit vrai.
- 2. Lorsque la phrase est négative, le verbe au subjonctif prend ne.
Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise [MOL., Éc. des F. II, 6]
Je ne crois pas qu'on puisse douter que Ninus ne se soit attaché à l'Orient [BOSSUET, Hist. III, 4]
Tous eurent le courage de lui être fidèles ; et lui, de ne pas douter qu'ils ne le fussent [D'ALEMB., Éloges, milord Maréchal]
Cependant on peut supprimer le ne : Je ne doute pas que cela soit vrai. - 3. Si la phrase est interrogative, en met ordinairement ne : Doutez-vous que cela ne soit vrai ? cependant ne peut être supprimé : Doutez-vous que cela soit vrai ?
- 4. En cet emploi, douter peut se tourner par révoquer en doute ; et alors on peut, s'il s'agit d'une action qui n'est pas encore faite, mettre le futur de l'indicatif : Je ne doute pas qu'il fera tout ce qu'il pourra.
- 5. Corneille a dit : Outre que le succès est encore à douter, Héracl. III, 1. Là-dessus Voltaire remarque : (r) Le succès est à douter est un solécisme. On ne doute pas une chose, elle n'est pas doutée. Le verbe douter exige toujours la préposition de. " Cela est incontestable dans l'usage actuel. Mais dans l'usage ancien il en était autrement ; et Corneille a seulement usé d'un archaïsme : douter, dans l'ancien français, est actif et signifie craindre, tenir pour suspect. Cet archaïsme se trouve aussi dans Molière : Sous couleur de changer de l'or que l'on doutait, l'Étour. II, 7.
- 6. Douter dans l'ancienne langue signifiait redouter ; se douter signifia d'abord avoir peur, puis, par une extension facile, imaginer, soupçonner. Se douter rentre donc dans la catégorie des verbes se connaître, s'apercevoir, s'entendre, voy. S'APERCEVOIR, Remarque 2.
HISTORIQUE
- XIe s.
Et Sarazin nes [ne les] ont mie dutez [craints] [, Ch. de Rol. X]
Et l'amiralz ne le craint ne nel dute [, ib. CCLXI]
- XIIe s.
De ce ne vous dotez [n'en doutez pas] [, ib. p. 31]
S'en serez plus doté [ainsi vous en serez plus redouté] [, ib. p. 35]
Que m'amor ne soit doubtée [mise en doute] [, Couci, I]
De vous prier [je] me dout et fais hardi [je crains et ose] [, ib. VII]
Ainçois me doute [je crains] qu'en trestout mon aage [je] Ne puisse assez li [elle] et s'amor servir [, ib. XI]
Ah ! gentis rois, quand Dieux vous fist croiser, Toute Egypte doutoit vostre renom [QUESNES, Romancero, p. 100]
Seignor, par tel maniere, jà nuls n'en soit dotans, Fu meüe la guerre entre Saisnes et Francs [, Sax. V]
- XIIIe s.
Et ne fu mie merveille se il s'en doubta [en eut peur] [VILLEH., CLXII]
Bien ferai la besoigne, de ce n'estuet [il ne faut] douter [, Berte, XVII]
Car mout [elle] doutoit la bise, qui ert [était] tranchans et fiere [, ib. X]
Tant doute [elle craint] à couroucer Dieu et sainte Marie [, ib. CXIX]
Et s'ele l'a [ce vœu] voué, jà mar en douterez, [elle] Ne le briseroit mie pour l'or de dix citez [, ib. CXXI]
Il ne doutent pluie ne vent Ne nule autre chose grevant [, la Rose, 2743]
Lor demandes doivent estre mises en escrit ; et celes dont li executeur se doutent qu'eles ne sont pas vraies, il les convient prouver as demandeurs [BEAUMANOIR, XII, 31]
- XIVe s.
S'il n'i avoit que moi avec ma bonne gent, Si ne doubté-je mie qu'assez prochainement De Henri et des siens n'ayez le vengement [, Guesclin. 15974]
Le suppliant doubtant rigueur de justice [DU CANGE, absentandus.]
- XVe s.
Je feray volontiers et de bon cœur ce que vous me commandez, à mon loyal pouvoir, jamais n'en doutez [FROISS., I, I, 47]
Or vous dis que le sire de Beaujeu, qui estoit dedans, capitaine de Mortaigne et moult sage guerroyeur, s'estoit bien douté de ces assauts [ID., I, I, 135]
Le clerc se douta du chevalier, car il estoit crueux [ID., III, 22]
Les bourgeois de la ville, qui douterent le leur à perdre, leurs femmes et leurs enfants, regarderent que, au long aller, ils ne se pourroient tenir [ID., I, I, 224]
Très noble et douté seigneur monseigneur Jean de Hainaut [ID., Prol.]
Pour povoir parler au roy en bonne seureté [le connestable], car il doubtoit de sa personne comme celluy qui sçavoit toute la conclusion qui avoit esté prinse [contrelui] à Bouvines [COMM., III, 11]
Doubtant qu'ils ne feissent ouverture à luy et à son frere [ID., I, 2]
Il ne fault doubter que nul jour sans perte et gaigne ne se passa tant d'ung coté que d'autre, mais de choses grosses il n'y avoit riens [ID., I, 9]
Je ne sçay s'ils disoient ainsi à part ; je me doubte que non [ID., II, 9]
Et ne fault point doubter à ce que ceulx qui estoient avec le roy n'eussent.... [ID., III, 3]
- XVIe s.
Quand nous voyons des volleurs, qui ont commis quelque meurtre ou larrecin, nous ne doutons point de leur imputer la faute et de les condamner [CALV., Instit. 224]
Je me doubte que ne croyez asseurement ceste estrange nativeté [RAB., Garg. I, 6]
Aultre chose ne me ameine, sinon le desir de sçavoir ce dont j'ay doubté toute ma vie [ID., ib. II, 18]
Adoncques le roy argenté change de place, doubtant la furye de la royne aurée [ID., ib. II, 25]
Je me doubte que, en Portugal, y ayt quelque sedition [ID., Épil. 9]
Pour quoy je me doubte que il y a de la fourbe en son cas [ID., ib. 10]
Haulsent l'espaule à mode de Lombars, Doubtans [ne croyant pas] qu'on eust dessus Genes victoire [J. MAROT, V, 26]
Nos Allemans quelque petit doubterent, Voyans ce roch quasi inaccessible [ID., V, 27]
Je croy que vous ne doubtés pas que mille occasions ne nous oustent de ce monde, suivant la voulenté de celuy qui nous y mit [MARG., Lett. 55]
Je me doubte d'estre au septiesme mois [de ma grossesse], qui y est, après l'huitiesme, le plus dangereux [ID., ib. 77]
Je pensoys aller digner à Amiens, mais me doubtant que j'y trouverois une poure maison bien desolée, je digneray icy [ID., ib. 133]
Vous advertir non seulement de ce que je say, mais de ce que je doubte, pour nous en conduire par vostre advis [ID., ib. 121]
La maladie du cardinal d'Armaignac est une fievre tierce, mais tant aigue, que ceux qui ne le congnoissent doubtent sa vie [ID., ib. 140]
C'est une science de laquelle ils doubtent que l'homme soit capable [MONT., II, 230]
La profession des pyrrhoniens est de doubter et enquerir [ID., II, 230]
Nous doubtons sur Ulpian, et redoubtons encore sur Bartolus [ID., IV, 235]
Il commencea à se doubter de la verité [AMYOT, Rom. 8]
Je ne m'en fierois pas à ma propre mere, doubtant que par mesgarde elle ne meist la febve noire en cuidant mettre la blanche [ID., Alc. 40]
Il cria à haulte voix à ses gens de pied qu'ilz le suyvissent hardiment, et qu'ilz ne doubtassent de rien [ID., Timol. 37]
Il n'y en avoit pas un seul de qui il se doubtast, ne de qui il se deffiast tout comme il faisoit de Metellus [ID., Marius, 49]
Et si doubtoit aussi d'un autre costé de prendre son chemin par la montagne, pour autant qu'il estoit long [ID., Lucull. 28]
ÉTYMOLOGIE
- Bourguig. d"ttai ; provenç. duptar, doptar ; catal. dubtar ; espagn. dudar ; portug. duvidar ; ital. dottare ; du latin dubitare, d'un radical dub, qui se trouve dans dubius et qui signifie double ; le grec se traduit par, double.
Émile Littré's Dictionnaire de la langue française © 1872-1877